Les cercueils de zinc (Svetlana Alexievitch) - Extrait

Publié le par idebats

Svetlana Alexievitch, "Les cercueils de zinc", pages 293 à 299 :

(L'auteur transcrit le témoignage de la mère d'un soldat russe vétéran de la guerre soviéto-afghane.) 

 

Un récit de plus en guise d’épilogue, c’est aussi un prologue

 

Un écrivain a dit : « L’âme est femme. » L’âme a une voix de femme, ai-je pensé, quand une mère, une de plus, vint me voir et que j’entendis son récit. Ce sera l’épilogue de mon livre, et qui sait le prologue d’un livre à venir…

« Il a tué quelqu’un avec mon hachoir, je m’en sers pour découper la viande… Il l’a remis le matin dans le buffet où je range la vaisselle. Je crois bien lui avoir fais des croquettes de viande ce jour là. Quelque temps après on a annoncé à la télé et dans la presse que des pêcheurs avaient trouvé un corps dans le lac… En morceaux… Une amie me téléphone : « Tu as vu ? Un crime de professionnel… La signature afghane ».

Valik était à la maison, allongé, en train de lire. Je ne savais encore rien, aucun soupçon, mais après ce coup de fil, je l’ai regardé… Avec horreur !...

Vous entendez le chien qui aboie ? Non ? Moi, dés qu’on commence à parler de ça, j’entends des aboiements.

Dans la prison où il est, il y a des grands chiens noirs. Et les gens sont en noir, tout en noir. Quand je reviens à Minsk, dans la rue, en faisant mes courses, j’entends ces aboiements. Ça m’entre dans les oreilles… Je ne vois plus clair… Un jour j’ai failli être renversée par une voiture…

Je serais prête à aller sur la tombe de mon fils. A me coucher près de lui… Parfois j’envie les mères venues sur les tombes… Je ne savais pas comment vivre avec ça… Il m’arrive d’avoir peur d’entrer dans ma cuisine, de voir le buffet où était le hachoir. Vous entendez les chiens ? Non ?

A l’heure qu’il est, je ne sais pas où en est mon fils. En quel état le retrouverai-je dans quinze ans ? Il en a pris pour quinze ans… Il était comment mon fils ? Il aimait danser. On allait ensemble à l’Ermitage, à Leningrad. C’est l’Afghanistan qui me l’a pris…

… On a reçu un télégramme de Tachkent : « Venez me chercher, l’avion arrive à telle heure… » Je suis allée sur le balcon, j’avais envie de crier : Vivant ! Mon fils est revenu vivant d’Afghanistan ! Cette horrible guerre est finie pour moi ! J’ai perdu connaissance. A l’aéroport bien sûr on était en retard, l’avion avait atterri depuis longtemps, notre fils était dans le square voisin, couché dans l’herbe, étonné de la voir si verte. Il n’arrivait pas à croire à son retour…

Mais il n’avait pas l’air gai.

Le soir des voisins sont venus avec leur petite fille, elle avait un gros ruban bleu dans les cheveux. Il l’a mise sur ses genoux, serrée contre lui, et il a pleuré. Parce qu’ils tuaient des gosses là bas, je l’ai compris après…

A la frontière, les douaniers lui ont tailladé son slip de bain américain, il est arrivé sans linge de corps. Il m’avait acheté une robe de chambre, pour mes quarante ans, on la lui a prise. Pour sa grand-mère, c’était un foulard, confisqué lui aussi. Il est arrivé avec des fleurs seulement, des glaïeuls. Mais il n’avait pas l’air gai.

Le matin il se levait dans un état à peu près normal : « Maman ! Maman ! » Vers le soir son visage s’assombrissait, il avait le regard lourd. A n’y rien comprendre. Si encore il avait bu, mais non, pas une goutte. Il reste assis, les yeux fixes. Brusquement il se lève, prend son blouson. Moi, devant la porte : « Où vas-tu ? » Il me regarde sans me voir.

Il s’en va.

Un jour, je rentre tard du travail, je suis de l’équipe du soir, l’usine est loin ; je sonne, il n’ouvre pas. Il ne reconnait pas ma voix. C’est bizarre, la voix des copains passe encore, mais pas la mienne. On aurait dit qu’il attendait quelqu’un, qu’il avait peur. Je lui avais acheté une nouvelle chemise, je la lui fais essayer, je vois des cicatrices sur ses bras.

-          - "C’est quoi ça ?"

-          - "Ce n’est rien, maman."   

Je l’ai su plus tard. Après le procès… Il s’était ouvert les veines. Quand il à l’armée, au cours d’un exercice il n’est pas arrivé à percher à temps un poste émetteur dans un arbre, c’était lui le radio ; le sergent l’a obligé à sortir cinquante seaux des cabinets et à passer avec devant les rangs. Il a commencé et s’est évanoui. A l’infirmerie on a diagnostiqué un léger choc nerveux. La nuit il s’est ouvert les veines. La seconde fois s’était en Afghanistan. Avant un raid, on s’est aperçu que le poste émetteur ne marchait pas, des pièces avaient disparu, on avait dû les voler. Le chef l’a accusé de lâcheté, d’avoir caché les pièces…Là-bas ils se volaient entre eux, ils démontaient les véhicules pour vendre les pièces détachées au bazar. Pour acheter de la drogue…

Nous regardions à la télé une émission sur Edith Piaf…

-          - "Maman, tu sais ce que c’est les narcotiques ?"

J’ai prétendu ne pas savoir : en réalité je le surveillais pour savoir s’il se droguait.

Non, aucune trace. Mais là-bas ils se doguaient, je le sais.

-          - "Parle moi de l’Afghanistan, lui ai-je dis un jour."

-          - "Tais-toi, maman !"

Quand il n’était pas là, je relisais ses lettres, pour essayer de comprendre ce qui lui arrivait. Je ne trouvais rien de particulier, il écrivait que la verdure lui manquait, demandait à sa grand-mère d’envoyer une photo d’elle sur fond de neige. Mais je voyais bien qu’il se passait quelque chose.

On m’avait rendu un autre garçon. Ce n’était plus mon fils. C’est moi qui l’avais envoyé à l’armée, il était sursitaire. Je voulais qu’il devienne un homme. Je disais que l’armée lui ferait du bien, le rendrait plus fort. Pour son départ, j’ai organisé une fête ; il avait invité des copains, des filles… J’avais acheté dix gros gâteaux.

Une fois seulement il m’a parlé de l’Afghanistan. En fin de journée. Il entre dans la cuisine, je préparais un lapin. Il y avait du sang dans la cuvette. Il l’a essuyé avec les doigts et a regardé en disant :

           - "J’avais un copain qu’on a ramené le ventre ouvert. Il m’a demandé de l’achever, je l’ai fait."

Il avait du sang sur les doigts. Du sang de lapin. Encore frais. Avec ces doigts là, il prend une cigarette et va sur le balcon. Ce jour là il ne m’a plus dit un mot…

Je suis allée voir des médecins. Rendez-moi mon fils ! Sauvez-le ! Je leur ai tout dit, on l’a examiné. A part une sciatique, on ne lui a rien trouvé.

Un jour en rentrant je trouve quatre inconnus, attablés.

-          - "Maman, c’est des anciens d’Afghanistan. Ils étaient à la gare. Ils n’ont nulle part où aller."

-          - "Je vais vous faire un gâteau, ai-je dis toute contente."

Ils ont passé la semaine chez nous. Ils ont dû boire trois caisses de vodka. En rentrant le soir je trouvais maintenant cinq inconnus. Le cinquième était mon fils. Je ne voulais pas entendre ce qu’ils disaient, par peur. Mais forcément, sans faire exprès j’entendais. Ils disaient que lorsqu’ils étaient en embuscade deux semaines d’affilée, on les dopait pour les gonfler à bloc… Mais c’était top secret… Ils parlaient de combat au couteau, du choix de la meilleure arme pour tuer, de la bonne distance. La mort des animaux ou des gens, ils la voyaient de la même façon. Après je me suis rappelé… Quand c’est arrivé… J’ai repensé à tout ça… Avant je les trouvais seulement un peu bizarres, un peu fous.

Une nuit… C’était avant, avant qu’il tue. J’ai rêvé que j’attendais mon fils, en vain. Voilà qu’on me l’amène. Les quatre « Afghans ». Ils le laissent choir par terre, sur le ciment sale. Vous savez, nous avons un revêtement de ciment dans la cuisine. On reste là tous les deux…

Il avait été admis dans un institut de technologie, avec de bonnes notes, pour préparer un brevet de technicien radio. Il était heureux de ce succès. Je pensais qu’il avait retrouvé la paix, qu’il allait faire des études, se marier. Quand ils sont partis, tout a recommencé… Il passait les soirées dans son fauteuil, le regard fixe, puis il s’endormait. J’avais envie de le protéger de mon corps et de ne plus le lâcher. Maintenant je rêve de lui : il est petit et demande à manger. Il a tout le temps faim. Les mains tendues. Je rêve toujours de lui petit et humilié. Et dans la vie ? Un parloir une fois tous les deux mois…  (Quatre heures derrière une vitre.) Deux fois par an, une visite où je peux au moins lui donner à manger. Et ces aboiements de chien. J’en rêve. Ils me poursuivent…

Un homme m’a fait la cour. Il m’a apporté des fleurs. « Laissez moi, ai-je crié, je suis la mère d’un assassin. » Les premiers temps j’avais même peur de rentrer chez moi, de fermer la porte de la salle de bains, je m’attendais à voir les murs s’écrouler sur moi. Dans la rue j’avais l’impression qu’on me reconnaissait, qu’on chuchotait : « Vous savez, cette horrible histoire… Son fils a tué… Il a dépecé un homme… La signature afghane. »

L’enquête a duré plusieurs mois. Il ne disait rien. Je suis allée à Moscou à l’hôpital militaire Bourdenko. J’y ai retrouvé des garçons qui avaient servi comme lui dans des unités spéciales. Je leur ai parlé.

-          - "Dites-moi, les garçons : quelle raison pouvait avoir mon fils de tuer quelqu’un ?"

-          - "Faut croire qu’il en avait une."

Je devais me convaincre qu’il pouvait le faire. Tuer. Je les ai longuement interrogés, j’ai compris qu’il en était capable. Parler de mort, d’assassinat n’éveillait en eux rien de particulier. Ils parlaient de l’Afghanistan comme d’un travail où il faut tuer. Puis j’ai rencontré des garçons qui avaient aussi servi là-bas et qui au moment du tremblement de terre en Arménie y étaient allés avec des équipes de secours. Je voulais absolument savoir ce qu’ils éprouvaient devant la mort, si c’était effrayant. Non, rien ne les impressionnait, même la pitié s’était émoussée en eux. Des corps déchiquetés. Ecrasés. Des crânes, des os. Des écoles entières ensevelies… Eux parlaient d’autre chose. En creusant ils avaient dégagé des entrepôts de vin, et ils comparaient les cognacs, les vins qu’ils avaient bus. Ils plaisantaient : d’accord pour un autre tremblement de terre, mais dans un pays de vignobles… Vous croyez qu’ils sont sains d’esprit ? Normaux ?

« Je le hais même mort. » Voilà ce qu’il m’a écrit récemment. Cinq ans ont passé. Qu’est-ce qui a pu arriver ? il ne me dit rien. Je sais seulement que ce garçon, ce Ioura, se vantait d’avoir gagné beaucoup d’argent en Afghanistan. Et puis on a appris qu’il servait en Ethiopie, comme rengagé. Pour l’Afghanistan, il mentait.

Au procès il n’y a eu que l’avocate pour dire qu’on jugeait un malade, qu’on n’avait pas un criminel au banc des accusés mais un malade qu’il fallait soigner. Seulement il y a sept ans on ne disait pas encore la vérité sur l’Afghanistan. Ils passaient tous pour des héros, des combattants internationalistes. Mon fils lui était un assassin. Parce qu’il avait fait ici ce qu’ils faisaient là-bas. Pourquoi est-il le seul à avoir été jugé ?

Il a tué avec mon hachoir. Et le lendemain il l’a remis dans le buffet. Comme une fourchette ou une cuillère…

Vous entendez les aboiements de chiens ? Pourquoi suis-je la seule à les entendre ?

J’envie les mères dont le fils est revenu amputé des deux jambes… Même s’il déteste le monde entier… Même s’il se jette sur elle comme un fauve… Même si elle doit lui acheter des prostituées pour qu’il se calme… Même s’il veut la tuer pour la punir de l’avoir fait naître… »

 

Nous ne disons plus maintenant que la guerre se termine au moment du cessez-le-feu…


 

 

Svetlana Alexievitch, "Les cercueils de zinc", pages 17, 18 :

(L'auteur rapporte les paroles d'un soldat russe à propos des moudjahidines afghans.)


Quand ils font des prisonniers, ils leur coupent les bras et les jambes, ils leur posent des garrots pour qu’ils ne meurent pas et ensuite ils les abandonnent. Les nôtres ramassent ces troncs qui voudraient mourir mais on les soigne.


 


 

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