Le premier homme (Albert Camus) - Extraits

Publié le par idebats

Albert Camus, « Le premier homme », pages 197, 198, 199 :

[Dans cet extrait, Jacques (Albert Camus) discute avec un fermier pied noir, pendant la guerre d’Algérie.]

 

- Ils n’avaient pas entendu parler de l’ancien gérant ?

- Non. Puisque vous êtes du pays, vous savez ce que c’est. Ici on ne garde rien. On abat et on reconstruit. On pense à l’avenir et on oublie le reste.

- Bon, dit jacques, je vous ai dérangé pour rien.

- Non, dit l’autre, ça fait plaisir.

Et il lui sourit. Jacques finit son verre.

- Vos parents sont restés près de la frontière ?

- Non, c’est la zone interdite. Près du barrage. Et on voit que vous ne connaissez pas mon père.

Il avala aussi le reste de son verre et, comme s’il y trouvait une animation supplémentaire, éclata de rire :

- C’est un vieux colon. A l’antique. Ceux qu’on insulte à Paris, vous savez. Et c’est vrai qu’il a toujours été dur. Soixante ans. Mais long et sec comme un puritain avec sa tête de cheval. Le genre patriarche, vous voyez. Il en faisait baver à ses ouvriers arabes, et puis, en toute justice, à ses fils aussi. Aussi, l’an passé, quand il a fallu évacuer, ça a été une corrida. La région était devenue invivable. Il fallait dormir avec le fusil. Quand la ferme Raskil a été attaquée, vous vous souvenez ?

- Non, dit Jacques.

- Si, le père et ses deux fils égorgés, la mère et la fille longuement violées et puis à mort… Bref… Le préfet avait eu le malheur de dire aux agriculteurs assemblés qu’il fallait reconsidérer les questions coloniales, la manière de traiter les Arabes et qu’une page était tournée maintenant. Il s’est entendu dire par le vieux que personne au monde ne ferai la loi chez lui. Mais, depuis, il ne desserrait pas les dents. La nuit, il lui arrivait de se lever et de sortir. Ma mère l’observait par les persiennes et le voyait marcher à travers ses terres. Quand l’ordre d’évacuation est arrivé, il n’a rien dit. Ses vendanges étaient terminées, et le vin en cuve. Il a ouvert les cuves, puis il est allé vers une source d’eau saumâtre qu’il avait lui-même détournée dans le temps et l’a remise dans le droit chemin sur ses terres. Et il a équipé un tracteur en défonceuse. Pendant trois jours, au volant, tête nue, sans rien dire, il a arraché les vignes sur toute l’étendue de la propriété. Imaginez cela, le vieux tout sec tressautant sur son tracteur, poussant le levier d’accélération quand le soc ne venait pas à bout d’un cep plus gros que les autres, ne s’arrêtant même pas pour manger, ma mère lui apportait pain, fromage et soubressade qu’il avalait posément, comme il avait fait toute chose, jetant le dernier quignon pour accélérer encore, tout cela du lever au coucher du soleil, et sans un regard pour les montagnes à l’horizon, ni pour les Arabes vite prévenus et qui se tenaient à distance le regardant faire, sans rien dire eux non plus. Et quand un jeune capitaine, prévenu par on ne sait qui, est arrivé et a demandé des explications, l’autre lui a dit : « Jeune homme, puisque ce que nous avons fait ici est un crime, il faut l’effacer. » Quand tout a été fini, il est revenu vers la ferme et a traversé la cour trempée du vin qui avait fui des cuves, et il a commencé ses bagages. Les ouvriers arabes l’attendaient dans la cour. (Il y avait aussi une patrouille que le capitaine avait envoyée, on ne savait trop pourquoi, avec un gentil lieutenant qui attendait des ordres.) « Patron, qu’est ce qu’on va faire ? » - Si j’étais à votre place, a dit le vieux, j’irais au maquis. Ils vont gagner. Il n’y a plus d’hommes en France.

Le fermier riait : « hein, c’était direct ! »

- Ils sont avec vous ?

- Non. Il n’a plus voulu entendre parler de l’Algérie. Il est à Marseille, dans un appartement moderne. Maman m’écrit qu’il tourne en rond dans sa chambre.

- Et vous ?

- Oh, moi je reste, et jusqu’au bout. Quoi qu’il arrive je resterai. J’ai envoyé ma famille à Alger et je crèverai ici. On ne comprend pas ça à Paris. A part nous, vous savez ceux qui sont seuls à pouvoir nous comprendre ?

- Les Arabes.

- Tout juste. On est fait pour s’entendre. Aussi bêtes et brutes que nous, mais le même sang d’homme. On va encore un peu se tuer, se couper les couilles et se torturer un brin. Et puis on recommencera à vivre entre hommes. C’est le pays qui veut ça. Une anisette ?

- Légère, dit Jacques.

 


 


Albert Camus, « Le premier homme », pages 301, 302, 303 : 

[Dans cet extrait, Jacques (Albert Camus) évoque son enfance en Algérie, dans les années 1920.]

 

… cet immense pays autour de lui dont, tout enfant, il avait senti la pesée avec l’immense mer devant lui, et derrière lui cet espace interminable de montagnes, de plateaux et de désert qu’on appelait l’intérieur, et entre les deux le danger permanent dont personne ne parlait parce qu’il paraissait naturel mais que Jacques percevait lorsque, dans la petite ferme aux pièces voûtées et aux murs de chaux de Birmandreis, la tante passait au moment du coucher dans les chambres pour voir si on avait bien tiré les énormes verrous sur les volets de bois plein et épais, pays précisément où il se sentait jeté, comme s’il était le premier habitant, ou le premier conquérant, débarquant là où la loi de la force régnait encore et où la justice était faite pour châtier impitoyablement ce que les mœurs n’avaient pu prévenir, avec autour de lui ce peuple attirant et inquiétant, proche et séparé, qu’on côtoyait au long des journées, et parfois l’amitié naissait, ou la camaraderie, et, le soir venu, ils se retiraient pourtant dans leurs maisons inconnues, où l’on ne pénétrait jamais, barricadées aussi avec leurs femmes qu’on ne voyait jamais ou, si on les voyait dans la rue, on ne savait pas qui elles étaient, avec leur voile à mi-visage et leur beaux yeux sensuels et doux au-dessus du linge blanc, et ils étaient si nombreux dans les quartiers où ils étaient concentrés, si nombreux que par leur seul nombre, bien que résignés et fatigués, ils faisaient planer une menace invisible qu’on reniflait dans l’air des rues certains soirs où une bagarre éclatait entre un Français et un Arabe, de la même manière qu’elle aurait éclaté entre deux Français et deux Arabes, mais elle n’était pas accueillie de la même façon, et les Arabes du quartier, vêtus de leurs bleus de chauffe délavés ou de leur djellabah misérable, approchaient lentement, venant de tous côtés d’un mouvement continu, jusqu’à ce que la masse peu à peu agglutinée éjecte de son épaisseur, sans violence, par le seul mouvement de sa réunion, les quelques Français attirés par des témoins de la bagarre et que le Français qui se battait, reculant, se trouve tout d’un coup en face de son adversaire et d’une foule de visages sombres et fermés qui lui auraient enlevé tout courage si justement il n’avait pas été élevé dans ce pays et n’avait su que seul le courage permettait d’y vivre, et il faisait face alors à cette foule menaçante et qui ne menaçait rien pourtant, sinon par sa présence et le mouvement qu’elle ne pouvait s’empêcher de prendre, et la plupart du temps c’étaient eux qui maintenaient l’Arabe qui se battait avec fureur et ivresse pour le faire partir avant l’arrivée des agents, vite prévenus et vite rendus, et qui embarquaient sans discussion les combattants, passants, malmenés sous les fenêtres de Jacques pour aller au commissariat.

 

 

       

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